Un week-end

Le soleil du premier octobre s’appuyait sur la falaise. Comme un ultime support avant de se laisser glisser derrière la montagne. Des cris brefs et nets rebondissaient entre les rochers. Des cliquetis métalliques leurs répondaient. Nous étions le premier octobre, c’était un beau premier octobre, c’était la fin d’après-midi, et c’était une belle fin d’après midi.

Dix, peut être quinze hommes et femmes s’affairaient sur la falaise rayée de cordes tendues. Des gestes précis et déterminés répondaient à ceux, hésitants et peureux, qui s’exécutaient au son d’indications brèves. On sentait presque, dans le fond de l’air un peu brumeux, la concentration s’amalgamer à l’excitation, laquelle se gorgeait de la chaleur paresseuse irradiée de la roche. Ce weekend prolongé avait un air de colonie de vacances pour adultes. La rusticité n’était pas seulement contrainte, elle était recherchée, comme un exutoire à des vies trop organisées, trop impeccables. En vérité ça n’était peut être pas le sentiment de tous. C’était le mien, c’est ce que j’étais venu chercher, et je l’avais trouvé au double de mes espoirs. Mais nous en étions à trois jours tous ensemble. Je ressentais mon besoin de solitude. Alors, abandonnant discrètement le groupe, j’avais gravi silencieusement les blocs de roches empilés à droite de la falaise. Entre les pierres, un matelas d’aiguilles absorbait le bruit de mes pas et laissait s’enfoncer mollement les grosses chaussures de montagne. Quelques sauterelles voltigeaient en crissant. L’été, pourtant presque mourant, conservait son odeur de pin. Au fur et à mesure de mon ascension, le bruit des grimpeurs s’étouffait.

Alors une fois seul, seul avec le ronflement de la rivière au fond de la vallée, je me suis arrêté. Et seulement, là, j’ai savouré.

Le paysage avait ce côté rassurant des environnements exigeants, de ceux qui imposent leur rigueur et offrent en retour leur pureté et la satisfaction, non pas de les vaincre, mais tout juste de les apprivoiser, d’en obtenir l’assentiment à notre présence. Ces rocs striés de lichens presque jaune et de mousse rêche vert sombre. Ces conifères un peu squelettiques. En haut, ces langues de glaces sur les faces nord. Ces oiseaux de proie, ombres noires glissants sur le relief tourmenté. Une brume faiblarde s’écoulait d’une trouée dans le massif, le soleil y étirait ses derniers rayons, traits nets et francs dans ce panorama chaotique, dards de couleur chaude pourtant désormais trop froids. Seule la falaise et son camaïeu gris sombre fournissait encore une chaleur chiche. L’humidité du fond de vallée allait doucement remonter. Assis, les pieds dans le vide, je sentais la roche restituer cette énergie empruntée. Comme celle d’un poêle à l’agonie dans un salon désert au coeur d’une nuit d’hiver, ça ne durerait pas, et je la savourais d’autant mieux. Nous étions le premier octobre, c’était une belle fin de journée. Abandonnant presque à contrecoeur le repos de la solitude, j’ai lentement rejoint mes camarades. Les cris secs sont doucement revenus. Les conseils de l’instructeur. Le cliquetis des mousquetons. Le frottement des cordes.

C’était un weekend à la montagne, c’était des rencontres, c’était bien, simplement

Quelques pétales au soleil

Dimanche. Il fait frais. Le soleil brille. Le ciel, bleu clair, presque blanc, ne parvient pas à décider s’il est hivernal ou printanier. C’est un de ces dimanches tout à la fois triste et reposant. Il y a un vrai plaisir à être triste. Se complaire dans le dépit, c’est une satisfaction en soi. Comme ces moments de boulimie, lorsqu’on se sent un peu fiévreux, que l’on sait déjà que l’on va être grippé, que l’on va être mal, et où l’on compense à l’avance, où l’on se jette dans le mal comme un nageur d’un plongeoir trop haut. Un dessert que l’on sait indigeste mais dont le réconfort compense tout.

C’est un de ces dimanches où l’envie de ne voir personne signifie surtout l’envie de ne voir que soi même, sans concession, et même avec trop peu d’indulgence.

Au jardins de Reuilly, je m’installe sur une des tables prévues pour jouer aux échecs, ou au dames, ou un quelconque jeu de ce type. Le damier est directement intégré à la table en béton. La passerelle sautille au rythme des coureurs du dimanche qui la traversent. La matinée touche à sa fin, quelques familles reviennent du marché, les cabas chargés. J’ai choisi cette table seulement à demi ensoleillée pour les deux femmes asiatiques pratiquant je ne sais quelle activité, armées d’immenses éventails qui claquent furieusement en s’ouvrant. Du tai-chi, ou une variante. Les mouvements alternent rapidité sèche et une lenteur chargée de retenue et de force. Brusquement, les éventails brandis se déploient, clac, et se referment, clac. Une jambe se lève, un bras s’affaisse, le regard se tourne, on voit l’essoufflement distinctement. Les deux pratiquantes sont si différentes. Si elles partagent les cheveux d’un noir brillant de corbeau et une même corpulence, le visage de l’une est tout en rondeur, la forme de la bouche, démasquée, est un sourire, une invitation à la sympathie. L’autre semble découpée à la serpe. Lèvres pincées, regard ferme, elle porte une rigueur finalement rassurante. Je n’ose pas aller leur demander comment s’appelle leur sport, et le regrette sitôt que, les éventails repliées, elles disparaissent. Les claquements qui accompagnaient mes frappes sur le clavier me manquent dans l’instant. Ils et elles apportaient un exotisme qui manque tellement. Un voyage. Un encouragement, presque.

Je tourne la tête et constate que le couple, arrivé un peu après, s’est justement mis à jouer aux échecs sur une des tables. Je ne m’y attendais pas. Ils ne rentraient pas dans l’idée préconcue des joueurs d’échec du dimanche. Surtout elle, enfoncée dans son manteau en fausse fourrure léopard. Lui, par contre, je l’avais repéré, il est beau garçon et me plait assez. Chatain clair, barbe de trois jours, parisien de pied en cap. Baskets blanches, jean clair un peu court et pourtant légèrement ourlé, un tshirt blanc dépasse du pull léger, d’un gris presque blance, porté sous une doudoune sans manche marron clair, qui va très bien avec ses cheveux un peu bouclés. Je voudrais m’asseoir avec eux, rien que pour le regarder de plus près, sans rien dire. Elle, elle m’indiffère, mais je les trouve beaux, tous les deux. J’aime leur complicité de jeu, silencieuse, et je retrouve, dans cette froide lumière filtrée par les arbres, le plaisir d’imaginer leur vie, ce qui les a mené ici, un dimanche matin de printemps, à jouer sur cette table, dans l’union du jeu, de la réflexion. Adversaires d’un instant de jeu, amis et vraisemblablement plus pour le reste. Couple, ensemble. Je les envie, aussi.

Ils réveillent en moi, dans le vide béant laissé par une complicité que j’ai abandonné à force de ne plus supporter la voir s’effriter, les échos fades de la déception.

Un courant d’air frais éparpille un volute de fumée; ils se lèvent; rassemblent leur affaires; s’en vont.

Un trait de soleil transperce les branches chargées de fleurs déjà flétries et s’écrase sur ma table et mes propres affaires. Quelques pétales s’y écroulent, elles aussi.

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Quand l’envie de plaire…

Cette boule au ventre, depuis les quais de Saône où j’ai jeté les premiers mots de ce billet, au parc Montsouris où je les ai complétés, je l’aurais reconnue entre toutes : elle me connait bien et c’est réciproque. Le sentiment de vide, d’absence, de vanité qui vous saisit lentement et monte du creux de l’estomac jusqu’à embrumer les yeux. L’eau claire, le vent légèrement frais, le soleil pourtant voilé mais déjà chaud, n’y changent rien. Dans ces instants, rien ne peut trouver grâce, rien ne peut compenser. Tout est faux. Ce qui sonne juste n’est là que par contraste, comme le clapotis bucolique d’un ruisseau serpentant au creux d’un pré piqueté de la symphonie multicolore des fleurs des champs, mais chutant quand même en pluie glaciale sur le visage gris et les yeux perdus d’un noyé coincé entre deux rochers. Cette boule, cette tristesse, elle vient toujours après les moments de bonheur, lorsqu’arrive le temps du bilan et lorsque, seul, je regarde le parcours des amis que j’ai quitté et qu’immanquablement, je le compare au mien. Je peine à l’admettre, encore plus à l’accepter : si la raison en a terminé avec ce divorce et ces 8 ans de vie, les émotions elles ne l’entendent pas ainsi. Oh, je ne parle pas d’amour, il n’y en a plus, mais de ce sentiment persistant d’erreur, d’incompréhension, ce navrant constat d’être sorti brutalement d’une trajectoire qui au fond, me rassurait autant qu’elle me plaisait. Voir les autres la poursuivre de leur coté, même en brinqueballant, constater le temps perdu du mien et peiner à me convaincre que j’ai peut être aussi retrouvé la vie que je visais, adolescent. En tout cas, celle à laquelle je m’étais préparé.

Que le temps a passé, depuis. Les rêves, et les espoirs ont été remplacés, perdus, retrouvés, égarés de nouveau. Cette douce mélancolie que l’on nomme l’expérience a remplacé la naïveté joyeuse que l’on appelle l’enthousiasme de la jeunesse.

J’y repense, sur le parterre froid du parc Montsouris, en lisant ces mots de Sagan, spécialiste incontestable des états d’âme, dans le commentaire de son Orage immobile, que d’ailleurs je n’ai pas lu.

*tous. Quand donc Twitter permettra t il de corriger ses propres fautes ?

J’ai toujours pensé qu’il y avait des familles sur la terre et que, en plus de ceux qui partagent votre sang et votre enfance, il a aussi les familles du hasard, ceux que l’on reconnait confusément comme étant son parent, son pair, son ami, son amant, comme ayant été injustement séparé de vous pendant des siècles que vous avez peut être partagés sans vous connaitre. Ce n’est pas ce qu’on appelle la famille de l’esprit ni celle des corps, c’est une parenté faite de silences, de regards, de gestes, de rires et de colères retenus, ceux qui se choquent ou s’amusent des mêmes choses que vous. Contrairement à ce qui se dit, ce n’est pas pendant la jeunesse qu’on les rencontre le plus souvent mais plus tard, quand l’ambition de plaire est remplacée par l’ambition de partager. Quand l’on ne cherche pas une éclatante victoire sur l’autre mais plutôt une paix honorable, quand on ne cherche surtout pas à découvrir la nature de quelqu’un, ayant compris qu’on ne peut connaitre “vraiment” personne. Ce ne sont pas des propos pessimistes que je tiens là, tout au contraire.

Je repose, retourné et ouvert, ce Derrière l’épaule. Ce paragraphe, dont je connaissais déjà un extrait, me bouleverse. Pour tout dire, en lisant ce livre, je le cherchais, pour en trouver le contexte, le moment, l’exhaustivité.

Je ne sais pas si à un moment de la vie, l’espoir de plaire est remplacé par celui de partager. Peut être. Ce qui est certain, c’est que si à certains moments on recherche la solitude pour être certain de ne pas être déçu par les autres, il y en a d’autres où la recherche du partage est surtout motivée par l’envie de ne pas être seul. Car il n’y a parfois pas plus mauvaise compagnie que soi même. S’entourer vise d’abord à éviter cette encombrante présence qui, au creux de l’oreille, vous susurre combien votre vie n’est qu’une succession d’échecs, de faiblesses, de veuleries, de jalousies, de lâchetés complaisamment maquillés par leurs contraires, par tout un tas de petites qualités un peu hypocrites. Chacun y trouve son compte, dans le fond : derrière les façades aimables et bien élevées, les cœurs solitaires et les âmes égoïstes s’épaulent et s’écoutent le temps d’un instant, avant de repartir chacun de leur coté et avec la satisfaction d’avoir, au moins pour ce moment, trompé le tête à tête avec leur médiocrité. Sauf, peut être, avec ces familles du hasard, où l’on se comprend, et où l’on sait pourquoi on est ensemble, et qu’on l’accepte bien volontiers. Une paix honorable.

Je regarde autour de moi. Il y a cet homme, à quelques mètres, seul. Jean noir, doudoune noire à capuche. Sneakers aux pieds. Entre le pantalon et la doudoune, dépasse un morceau de tshirt bleu marine. Les cheveux sont soigneusement coupés et coiffés. Comme moi, vissé aux oreilles, des écouteurs, à la main, une clope qui se consume toute seule. Comme moi, assis. Contrairement à moi, un petit pack de bière Heineken, à son coté, dispute à l’herbe humide la palme du vert le plus éclatant. Le regard un peu lointain, à quoi peut il bien penser. Pourquoi est il là, quelle est sa solitude, son trajet, son projet de la fin de journée ? Ses familles à lui, de sang, de l’esprit ou bien celle de silence et de gestes partagés, où sont elles ? Il regarde, comme moi, les autres. Par exemple ce groupe de garçon, 50 mètres plus loin. Tous jeunes. Tous beaux. 25 ans, maximum. En plein dans l’âge de l’envie de plaire, plaire à tout prix pour se rassurer. Etalés sur un vaste drap, ils grignotent, alibi parfait pour s’épargner les masques qui, en ce début de printemps 2021, ne manquent plus, hélas. Les vestes trahissent le petit vent trop froid pour vraiment croire à la victoire du printemps. Qu’ils sont beaux ! Surtout celui, face à moi, pull léger écru à col roulé. Il me donne envie d’un col roulé, moi aussi, en laine douce. Qui sont ils, quel est ce groupe d’ami ? Pourquoi seulement des garçons? Famille de l’esprit ? Leur beauté me donne envie de croire qu’ils sont de la partie, forcément. Encore un peu plus loin, un autre petit groupe où 3 garçons s’échangent des passes de volley. L’exercice les réchauffe, ils en sont, eux, au tshirt. Je ne peux pas distinguer leurs traits, je suis trop loin. J’essaie d’imaginer comment ils sont arrivés là, au parc Montsouris avec leur balle de volley. Jouent ils en club ensemble ? Sont ils amis et ces échanges sportifs ne sont qu’une contenance du jour, une idée un peu farfelue, isolée et qui restera orpheline ? Un peu plus à droite, une mère emmitouflée court après un enfant qui s’échappe. Ce petit gambade maladroitement, chaque pas est le rattrapage du déséquilibre du précédent, et pourtant il goute la liberté acquise par l’apprentissage récent de la marche. Cette marche, imprécise, hasardeuse et finalement mignonne, semble l’allégorie de la vie. En le voyant, en voyant ces gens peut être heureux, peut être trompant l’angoissant tête à tête avec eux même, en sentant ce vent définitivement trop frais pour le ciel si clair et si bleu, je n’arrive pas à décider si je suis heureux, ou pas.

La maman a récupéré le petit qui se débat en rigolant. Il est si content, de son début d’autonomie, de ses premiers pas dans la vie. S’il savait, s’il savait !

Le cadeau

– Et ça ? Mais… C’est un cadeau aussi ? C’est gros gros ! Attend, c’est pour qui ?

L’ainée repousse un petit peu sa sœur. Les deux s’affairent autour du gros carton. Leurs paquets, d’un seul coup, ne les intéressent pas tant que ça.

– oh, là, c’est écrit ! C’est pour M*

Il y a un peu de déception, dans l’intonation. De l’excitation, aussi

Le petit, lui, ne comprends pas totalement que c’est pour lui. Il tourne autour, arrache un peu du papier. Rien que ça, il y prend déjà du plaisir. Le bruit du papier qui se froisse, le sentiment d’agir sur quelque chose, c’est déjà sa satisfaction. Ce sont ses sœurs qui sont les plus excitées. Elles montrent où arracher, cherchent à faire apparaitre, sur le carton, la photo du contenu.

Celui-ci, enfin, se dévoile. Le petit babille, montre la photo. D’un coup, il comprend. En le regardant, on pourrait presque deviner le cheminement des pensées dans sa petite tête. Les associations d’idées. La gros carton, la photo, le contenu.

D’un coup, il faut ouvrir et vite, on ne peut plus souffrir l’attente. Les sœurs, tout aussi fascinées, recherchent les angles d’attaque du carton.Là, il faut ouvrir là !

– Papa, il y a du scotch, il faut un ciseau, mamie, il faut un ciseau !

Les petits doigts s’agitent, tentent de se glisser dans les ouverture. L’initiative est prise de déplacer le gros paquet, l’éloigner du sapin qui clignote, imperturbable à cette agitation.

Je regarde cette agitation, comme à distance. Ce petit, qui ne parle pas vraiment encore, c’est son cheminement qui m’émeut. J’essaie d’imaginer naitre ses idées, les chemins tortueux de sa pensée, imprécise et fugace. Il a compris qu’il y avait un tracteur à pédale dans le gros carton. Il a compris que c’était à lui. A-t-il compris aussi qu’il faudra défendre sa propriété face à ses sœurs, déjà envieuses ? Ou bien s’en fiche t il ?

De sa petite main, il veut saisir les morceaux encore à assembler. Il tente de grimper sur l’engin qui n’est encore qu’un tas de gros morceaux de plastique. Il y a de l’innocence, dans l’enfance. Innocent du pourquoi, innocent du comment.

Les adultes ont échafaudé des théories, mélangé des souvenirs, projeté des ambitions même, pour aboutir à ce cadeau. Le petit, lui, le prend en toute innocence et pourtant, qui sait ce qu’il provoquera chez lui ? Quelles connections vont se faire dans son petit esprit, et qui vont guider sa vie, à propos de cet objet, de ce moment ? Est-ce qu’il cherchera dans sa mémoire des fragments de ce moment ou de cet objet, 30 ans plus tard, assis dans le fauteuil d’un psychiatre ? Lorsqu’il cherchera un sens là où il n’y en a pas ? 

Chez les parents, il y a bien le sentiment de se créer une immortalité en transmettant un flambeau à un petit, bien sûr, mais dans le fond ce que les adultes aiment chez les enfants, n’est ce pas simplement le souvenir de leur propre innocence, lorsqu’il n’y avait pas de limite, à rien, pas même à l’existence ni de soi, ni des autres ?  Lorsqu’il n’y avait que des certitudes naïves et simples, à commencer par celle de la présence des parents, toujours là pour pourvoir à tout ?

Voir un petit ainsi s’épanouir, s’agiter, s’émouvoir, c’est d’abord se replonger par procuration dans cette époque bénie où la solitude n’existait pas.

Les plaisirs oubliés

Un plaisir finalement inattendu. Une surprise.

J’étais parti, avec un but précis. Et puis, une fois la tâche accomplie, puisque j’étais là… J’ai commencé à marcher, à lever les yeux des trottoirs pour voir la rue, les immeubles, les vitrines. Inévitablement, j’ai abouti chez Fleux, temple incontestable du gadget déco à la mode et outrageusement cher. J’y ai pensé à cette période de noël, au devoir des cadeaux. Cette année si étrange donne une couleur particulière à la période du nouvel an et de Noël. Pas seulement pour les fêtes gâchées, confinées, l’incitation à ne pas trop bouger, les gestes barrières, tout ça… Non. Cette années, les cadeaux de fin d’année auront un petit goût de lot de consolation. “Allez, cette année humainement bien merdique, on s’en souviendra, mais voilà, nous pensons à nous, aux autres, et on va compenser avec toutes ces bricoles matérielles”. Maigre consolation, bien entendu. Un objet ne remplace pas des embrassades, des accolades, des rires, des jeux, des déjeuners et des diners, toutes ces choses qui ont été entravées en 2020.

En flânant entre les bibelots, certains me donnaient envie. Certains sont déjà démodés en revanche, presque d’une banalité à mourir, par exemple les terrariums. Ce truc que j’ai l’impression de voir absolument partout (dont mon salon), qui est l’assurance d’avoir au moins une plante verte qui ne crève (normalement) pas, ça avait un coté fabuleux au début. Maintenant qu’il y en a un chez le coiffeur, ça semble moins génial. Je regarde un couple, d’ailleurs, planté devant le rayonnage. Je les sens ennuyés. Je sens le débat. Lui, grand, presque dégingandé, elle plus équilibrée. Lui soigneusement négligé, elle rigoureusement apprêtée. Je me dis qu’ils ne vont pas bien ensemble. Lui la regarde d’ailleurs avec un air un peu consterné. Sont ils vraiment ensemble ? Ou bien sont ils seulement des amis à la recherche d’un cadeau commun qui n’a rien à voir avec les fêtes de fin d’année ? Le départ d’un collègue peut être ? Ils ne peuvent pas être frères et sœur, c’est certain. Ou alors d’une famille recomposée, pourquoi pas ? Elle parle, elle tente de convaincre. Elle va échouer : il n’est pas avec elle, il ne l’écoute pas même. Il regarde ailleurs, il acquiesce machinalement. Soit il s’en cogne, soit il a déjà une autre idée, soit il en a eu une qui a été retoquée. En tout cas, ils sont mal partis et la recherche va être longue, pour eux. Moi, je les abandonne.

J’ai poursuivi, je suis allé jusqu’aux halles et leur canopée, le jardin, Sainte Eustache. Bien des commerces étaient fermés, l’atmosphère n’était pas festive, l’affluence très modérée. Pourtant, j’étais bien, à me balader seul dans ces rues. A force d’être confiné, d’être en couvre-feu, de ne pas aller à plus d’un kilomètre, j’ai petit à petit omis ces lieux et les joies associées.

Sautant un caniveau boueux, zigzaguant entre des barrières de travaux, évitant un rare passant, j’atteins finalement l’hôtel de ville. Là aussi, c’est calme et vide. Cette esplanade, devant le pompeux bâtiment, est encerclée de barrières métalliques protégeant quelques maigres sapins de noël pas encore décorés. Ils sont gardés par quelques flics. Il n’y a pas de lumières chaudes. Pas de bruit. Pas de couleur. Pas de marché de noël ni de vente à la sauvette. Pas même de vendeur de châtaignes grillées qui d’ordinaire sont postés aux sorties de métro. L’odeur charbonneuse de leurs barbecues improvisés me manque, celle des vendeurs de vin chaud moyens, de tartiflette médiocre servies dans des barquettes en carton, aussi. Celle des pains d’épice, des vendeurs de savons bio-équitable-naturel, aussi. Les vitrines du BHV semblent tristes, elles aussi. Rivoli, désormais très limité à la circulation, renforce encore ce sentiment d’être suspendu, comme en état second. Nous sommes à peine en début de soirée, on se croirait au milieu de la nuit. Ce n’est pas l’atmosphère fantasmagorique du premier confinement. Ce n’est pas les rues vides, le silence absolu, le temps interrompu. C’est un entre deux. Pas ouvert, ni fermé. Pas normal, mais pas totalement anormal. Un entre deux moche comme une journée de grésil dans des rues sales. Il y a une forme de beauté dans l’absolutisme du désert, mais qu’il soit envahi de quelques touffes d’herbes folles, et ce n’est plus qu’un terrain vague.

Sur ce terrain vague, une nouvelle normalité s’est installée, plus restreinte. J’y trouve quelques plaisirs, comme mieux profiter des rares personnes que je persiste à voir. Pourtant c’est en longeant les théâtres, les cinémas, les salles de spectacle, les bars, les boites, que je réalise combien petit à petit ils sont sortis de mon esprit. Les revoir me donne une furieuse envie de les fréquenter, à nouveau. Ces plaisirs habituels sont devenus oubliés.

Hâte qu’ils soient recouvrés.

Un frisson

Billet évidemment écrit avant le reconfinement. Mais j’ai préféré laisser du temps.

Il devait être devant le bar. Le barracuda. Mon antichambre, l’étape habituelle des premiers rendez-vous.

Je pensais le retrouver en arrivant, mais il n’y était pas. J’ai patienté. Je commençais à douter. Des semaines de discussions entrecoupées de longs passages silencieux, la décision d’enfin se voir, un peu pour en finir et se décider si oui ou non, cette interminable drague avait un sens. Il y avait eu un premier rendez-vous avorté, la semaine précédente. Un second, le samedi. Un autre encore le dimanche matin, un autre enfin, le dimanche soir. C’était absurde, c’était de l’acharnement. Il fallait en finir, et que ces occasions manquées deviennent soit une illusion défaite, soit une anecdote rigolote que l’on raconte aux amis demandant avec un voyeurisme gourmant : “et alors vous vous êtes rencontrés comment ? “, et alors je répondrais “internet, évidement”, mais que j’ai ramé, et ramé, qu’il ne voulait pas me voir, et lui rigolerait en protestant, dirait que l’avant-avant dernière tentative c’est moi qui l’avait planté à cause d’une gueule de bois, et je protesterais à mon tour, nous ririons en nous tenant la main, et les amis trouveraient la scène délicieusement niaise mais émouvante, si représentative de ce que l’absurdité de la vie fait de mieux. Ca y est, je rêvasse encore. En attendant, la rencontre n’avait pas eu lieu alors ma scénette de niquedouille, je pouvais la remballer, et en vitesse.

Pourquoi n’était-il pas là, enfin ?

Pourtant il était supposé y être arrivé avant moi. Je patientais en tentant de me trouver une contenance. Ce n’est jamais agréable d’attendre un garçon, la première fois, car quelle attitude adopter ? Faire les cent pas ? Trop impatient. S’appuyer à un mur ? Trop cliché. Faire le piquet ? Trop désespéré. Et puis que faire des yeux, des mains ? Dans les poches ? Nonchalant. Regarder le téléphone ? Ça lui laisse l’avantage de la surprise en arrivant, ça le met mal à l’aise pour signaler son arrivée. Regarder les gens qui passent ? Trop à l’affut ! Et puis quoi faire une fois qu’il est repéré ? Aller vers lui ? Attendre ? Le dévisager ou pire le scruter de pieds en cap ? Faire genre de ne pas l’avoir vu pour lui laisser lâchement l’initiative ?

C’est insoluble. Et pourquoi n’est-il pas là, d’abord ? Il avait dit qu’il y était. Je jette un œil au téléphone. Pas de message. Le relancer ? Trop relou, non ? Ce rencard presque désespéré allait se transformer en un lapin tonitruant. Au moins, je ne me serais pas déplacé trop loin.

Je commençais déjà à me dire que j’aurai du proposer à un pote de dîner ensemble, au moins c’est une valeur sûre, le diner entre potes. Après tout, pourquoi cet acharnement à vouloir rencontrer ce garçon, alors que j’ai tout ce qu’il me faut pour être heureux ? Et puis il m’avait dit qu’il venait en vélo, alors il est où ce vélo, d’abord ? Regardant autour de moi, je fais l’inventaire des bicyclettes attachées au mobilier urbain. Il y a là un vieux biclou marronasse, aux garde-boues un peu tordus. Vélo de ville, il a pu être classieux, il pourrait être vintage avec un peu de maintenance. À côté un classique Décathlon, ni beau ni laid, fonctionnel, gris, quelconque. Le genre de truc que tu achètes par esprit pratique, parce que les vélib déglingués ce n’est vraiment plus possible, et que tu regrettes aussitôt parce que tu es tellement tristement banal avec cette chose. Devant lui, un vélo de route, un peu trop moderne sans pour autant être électrique pour être totalement à la mode. Sans garde boue, donc suffisamment inexploitable par tout temps pour être hipster, mais avec des vitesses au guidon, alors qu’un bon vélo de bobo se doit d’être fixie. Ou à la rigueur, quelques vitesses, mais via des leviers sur le cadre, à l’ancienne. Plutôt joli, cependant. Je lève les yeux au ciel sur moi-même en constatant que je suis en train de juger la finition des soudures du cadre que j’imagine en aluminium. Indécrottable. Encore devant lui, un vélo de ville, noir, cadre arrondi, position haute, électrique. C’est aimable, c’est un peu le Décathlon qui ne s’assume pas. J’ai terminé mon inventaire, et je me dis que finalement quand il a dit vélo, c’est peut être vélib ? Je regarde en direction de la station, je ne vois personne qui pourrait ressembler à mon rencard. Le bar-restaurant, lui, se remplit de plus en plus. J’aurai du m’y installer, tu vas voir qu’on n’aura plus de place, et pas question de l’emmener chez moi, ça, non. Nos échanges m’avaient petit à petit laissé penser que je devais lui laisser sa chance, à ce garçon pas totalement comme les autres. Un agenda impossible, mais une orthographe-grammaire et une syntaxe impeccable. Alors je m’étais dit que non, je ne voulais pas avec lui un de ces plans rapides et décevant car ça, je l’ai déjà un peu quand je veux. Je m’étais dit que j’avais envie de vibrer un peu, même si c’est pour être déçu ensuite. Qu’il aurait peut-être ce je ne sais quoi qui fait qu’on s’imagine des choses. Un vague avenir. Une possibilité de. Osons le mot : être amoureux. Et que donc, ce soir ça serait un verre, un diner, peut être un bisou sur le trottoir, mais rien de plus qu’une promesse et un espoir. Mais évidemment, si le rencard se transforme en lapin…

“- Excuse moi, excuse moi ! Comme j’étais en avance, je suis allé faire une course”. Je tourne la tête. Lève les yeux et rencontre des sourcils légèrement relevés en signe d’excuse.

Oh.

Il est grand. Plus que prévu. Je n’aime pas les grands. Zut. Une course ? Mais où ?

“- je cherche du piment végétarien pour un plat thaï, je n’en ai pas trouvé vers chez moi alors en t’attendant je suis vite allé au magasin, là, mais aux caisses les gens étaient lents, lents, lents…”

Du piment végétarien ? Un plat Thaï ? Bon… Pourquoi pas après tout. S’il me le cuisine un jour, ça mérite une chance. Et puis il y a sa voix, assez puissante, masculine sur le ton, moins sur la forme. Il module son débit. Des blancs entre les phrases, mais de la vitesse et des intonations qui font des triples-axel en parlant, sans que je ne parvienne à déterminer si c’est pour se donner un style ou si c’est totalement naturel. Lors d’un premier rencard, on joue toujours un peu un rôle, on tartine, on en fait des tonnes. Cette voix plutôt grave, aussi, est un peu étouffée par le masque, de couleur sombre, et qui vient s’accrocher à ses oreilles, bien plaquées, symétriques, structurées et en rondeurs, on dirait de l’art nouveau. Des merveilles à parcourir du bout des doigts où au creux desquelles susurrer des mots doux ou scabreux. Je fais un peu une fixette dessus, après tout, c’est tout ce qu’il reste à regarder au premier coup d’œil… Le Covid-19, cet incroyable générateur de suspense lors des rencards, où l’on enlève le masque comme la promise enlève le voile, retardant ainsi de quelques instants soit la déception, soit le frisson.

“- ah, d’accord, et bien ce n’est pas grave, l’essentiel c’est que tu sois là… Content de te voir, enfin !”

Je lui dis que je pensais aller au bar restaurant juste en face. Oui, oui, me répond-il. J’aime sa voix. Sa taille est équivalente à la mienne en fin de compte. C’est acceptable. Ses cheveux sont noirs, fournis, raccordés à une barbe tout aussi fournie, un peu trop longue à mon goût et là aussi, camouflée sous l’étouffoir du masque. Au-dessous, une peau très légèrement basanée se devine et lui donne ce air un peu latino que j’aime assez. Et puis il y a ses yeux, des yeux marrons, marron clair exactement, un peu classique certes, mais ils sont rieurs. De très légères pattes d’oies naissent à leurs extrémités. Sous son masque, je l’imagine sourire et ça me plait.

“- J’ai le temps de fumer une clope et on y va ?” Oh, un fumeur. Je ne m’y attendais pas tellement à dire vrai. Après tout pourquoi pas, je ne vais pas juger là-dessus.

Il fouille son sac à dos, je note que mon ex-mari avec le même, comme la moitié des pédés de Paris d’ailleurs. En extirpe un paquet et un briquet orange. Bic, basique. Fonctionnel.

Il porta d’une main la cigarette vers sa bouche. Il détacha le masque de l’autre, libérant nez, barbe, bouche, lèvres, sourire.

J’ai eu un frisson.

Ils s’aiment

C’est Matoo qui m’a fait découvrir ce livre. J’ai eu immédiatement envie de le posséder. Je n’ai pas résisté longtemps.

Il est beaucoup plus volumineux que je n’avais imaginé. 350 clichés, ça prend de la place.

Je ne me lasse pas de regarder ces témoignages anonymes et rarement datés. Nous sommes habitués aux vieilles photographies, jaunes, noires, sépias. Mais nous sommes habitués aux scènes de rues, aux photographies de classe, aux mariages, au familles qui posent, patriarche au centre, femme à son coté, marmaille tout autour. Nous sommes habitués, même, aux clichés de chasse, de pêche, de travaux des champs. Nous sommes habitués aux images de kermesses. Aux souvenirs de baptême. Aux départs au régiment, les jeunes hommes soigneusement sanglés dans leurs uniformes de soldats, le regard dur et conquérant, sûr de la force héroïque et érotique de leur fière allure.

Nous ne sommes pas habitués aux photos de deux garçons, deux hommes enlacés. Rieurs ou sérieux. Posant ou saisis. Un bras sur une épaule. Une main sur une cuisse. Un regard posé sur l’autre, admiratif ou protecteur. Nous ne sommes pas habitués, surtout, à ces sourires. Sur les vieilles photos, on voit rarement sourire. Là, ces garçons sourient. Ils sont heureux. A une époque et dans des lieux où c’était encore moins évident qu’ici et maintenant, ils rient. Ces sourires, c’est le bonheur. J’y devine parfois une pointe de gène, un mélange d’inquiétude et de fierté : celle de poser, de se montrer, d’assumer des sentiments, de prendre un risque. J’y vois le plaisir d’emmerder la société, de vivre libre un instant et d’en graver un souvenir, comme une marque de défiance et de provocation. Ces clichés, dans de mauvaises mains, pouvaient ruiner une vie. Mais cachées sous un uniforme, un costume du dimanche où un bleu de travail, donner une raison à un cœur de battre. Ces photos, chacune individuellement et toutes rassemblées, sont à la fois indubitablement anciennes, et indéniablement d’actualité. Eux sépias pourraient être nous sur instagram. Les mêmes poses, les mêmes regards mutins, la même fierté. Avec eux, c’est comme se sentir une autre filiation. Puisque nous ne seront jamais comme nos parents, ces si beaux garçons nous donnent de nouvelles racines, une appartenance intemporelle à une humanité. Ces histoires en noir et blanc sont un encouragement aux couleurs de l’arc en ciel. D’une certaine manière, ils m’offrent un passé et leur survivance au travers de ce livre, un futur, presque une immortalité. Je suis heureux pour eux qu’ils soient là. Ils peuvent être fiers et je le suis pour eux.

Au hasard, j’ouvre la page 104, et ces deux garçons, là, si jeunes, si beaux, en uniforme, le calot légèrement de travers, m’émeuvent intensément. J’aimerai les prendre contre moi, les remercier d’avoir fait cette photo, les remercier d’avoir été, les encourager à croire à cet amour évident, à ne rien lâcher, jamais.

L’un à un bras autour des épaules de l’autre. L’autre, justement à noué ses mais sur celle de l’un,  sur sa cuisse droite. Ils s’aiment, c’est absolument évident et indubitable. L’un, qui a un sourire fier. Le regard, assuré. Il est heureux. Si heureux. L’autre, bien de face, est plus réservé. Le sourire est un petit peu crispé. Plus doux, moins conquérant. Il sens le caractère scandaleux du cliché. Pourtant il est là. Sous son uniforme, la cravate bien nouée, il est présent. Son cœur bat très fort, j’en suis certain. Il savoure aussi cet instant. Que n’a-t-il pas vécu pour aboutir à cet instant ? Des vexations, des violences peut être. La peur d’être découvert ? Une fiancée pour donner le change, abandonnée rapidement ? Le rejet de sa famille, la honte de son père ? Ont-ils frémi lorsque le photographe, forcément complice, a dit “on ne bouge plus” ? Les mains se sont elles resserrées un petit peu ? Se sont ils jetés un regard, une fois le flash éteint? Se sont ils embrassés, pudiquement ? L’autre, plus assuré, a-t-il plongé ses lèvres au creux du coup de l’un, caressant du bout des lèvres la douceur de sa peau ? Inspirant lentement son parfum d’homme, de son homme, qu’il reconnaitrait entre tous et qui le fait vibrer ? Je les imagines. Une rencontre de régiment. Rencontre craintive, des regards fuyants, qui se trouvent finalement, qui jouent à cache-cache avec les autres hommes, qui mentent aux uns et aux autres, à leur famille et peut être justement à une fiancée qui attend au village, des omissions quant aux permissions camouflées pour simplement se retrouver à deux, et partir là où personne ne les reconnaitra, jusqu’à aboutir un jour devant cet appareil photo. Cela a-t-il duré plus que la période militaire ? Ont-ils su, ont-ils pu maintenir cet amour ? J’aime imaginer qu’ils y sont parvenu, mais par quel truchement ? Vieux garçons opportunément voisins ? Qu’ont-ils bien pu faire de leur vie ? J’essaie de leur inventer un trajet de vie. L’un garagiste, l’autre boulanger ? Ou bien Journaliste ? Ouvrier ? Musicien peut être. Mariés infidèles, amants éternels ? Peut être, hélas, que l’un ou l’autre, peut être même les deux, sont de toute façon morts sur un champ de bataille quelques semaines, quelques mois après et qu’à l’instant du dernier soupir, ils ont pensé et vu l’autre.

Ces deux hommes si jeunes, morts désormais, j’aimerai lire leur vie dans leur yeux, deviner et m’inviter dans leur avenir maintenant écoulé, croire, surtout, qu’ils ont été heureux malgré tout, malgré les autres, et que ces deux regards si beaux, ces deux sourires si forts, ces mains réunies si puissantes ont eu le droit à une véritable histoire, que les regards se sont vus vieillir, que les sourires se sont embrassés longtemps, que ces mains se sont caressées pendant des années. Je l’espère intensément, et j’espère qu’avant d’arriver dans cette collection puis page 104 de ce livre, cette photographie est restée dans un portefeuille, dans la poche de poitrine de l’un d’eux et qu’elle a accompagné les battements de son cœur. Qu’elle a été un encouragement dans chacun des moments difficiles. L’assurance que quelque part, l’autre pensait comme lui, et pensait à lui.

Ils s’aiment, Un siècle de photographies d’hommes amoureux 1850-1950.

Ils s'aiment, Un siècle de photographies d'hommes amoureux 1850-1950

Bleu ciel

“The power of love. Le concept de la chanson tête-rebord-fenêtre, dans les moments de solitude où effectivement, on est irrésistiblement attiré par le rebord de sa fenêtre, on penche la tête on regarde dans le vague, on pense au passé, ça ne marche qu’avec un seul type de chanson, de Céline Dion, et ça vaut tous les psy” Boomerang d’Augustin Trapenard, avec Valérie Lemercier.

Moi c’est “Sur le même bateau”.

Accoudé à la balustrade comme sur la passerelle à l’embarquement, le pied posé sur la chambranle. La tête, sur la bordure de l’autre fenêtre restée fermée. Les yeux, dans le ciel. Immaculé. Pur. Vide. Net. Bleu.

Les yeux dans le vague. Une douce euphorie me fait légèrement tanguer. L’envie d’être heureux me tenaille, devant ce ciel vierge, sous la morsure du froid de novembre. L’instant l’est, heureux. Le fond n’y parvient pas totalement : c’est le bonheur d’être triste. Le confinement, le second, déjà, s’installe. Avec lui la rupture d’avec les amis, les proches, d’avec l’affolement du quotidien, les sorties, le cinéma que j’avais retrouvé, les théâtres que je n’aurai pas eu le temps de refréquenter, la salle de sport déjà refermée, l’escalade jamais vraiment récupérée, les sorties motos qui se multipliaient, déjà tuées. Un ciel bleu, intensément, parfait, sans une brume et sans un nuage et qui commence à foncer. Un ciel océanique après une journée de tempête, lavé de tout. Vierge, mais surtout vide. Un soleil, oui, mais le froid mordant de la réalité de novembre. La tempe sur ma fenêtre, la main sur la balustrade de fonte noire, l’esprit divague et je sens s’établir la nonchalance de la mélancolie. Malgré moi, je pense à ma vie d’avant, celle que les impôts, abruptement, viennent de me rappeler en affichant le mot “divorcé” à coté de “statut”. Est-ce bien utile de nous infliger ce rappel ? Célibataire aurait été pareil. Juste, ça aurait rembobiné ma vie un poil plus loin lorsque, plein d’espoir, de naïveté, je ne m’imaginais pas du tout en couple stable, lorsque je n’avais pas gouté à la redoutable satisfaction d’être établi dans un moule social confortable, aujourd’hui encore embelli par l’érosion du temps qui passe, qui poli les bons souvenirs et arrondi le tranchant des mauvais.

Car quoi de plus malheureux qu’un mauvais souvenir, à part un souvenir heureux dont on sait qu’il ne se reproduira plus ? C’est le point de départ idéal pour se laisser glisser entre les draps du désespoir. La tristesse, la rancœur, l’amertume sont des solutions si faciles que les retrouver est presque encourageant. C’est comme une démission, mais en plus passif. Il n’y a même pas besoin de le décider, juste se laisser faire. Une gentille glissade sur une planche que l’on a savonné soi-même.

Mais je n’ai pas envie de cette glissade. Je n’en ai pas envie. Encore moins que de rester cloitré chez moi, ni d’être irréprochable. Pas plus que prétendre l’être. La tempe sur la fenêtre, les yeux mi-clos, je vois le ciel s’obscurcir doucement. C’est le soir. Des lumières, doucement, s’allument.

De toute manière, je sais bien que je briserai ce confinement. Un peu, pas trop, juste assez pour me sentir légèrement coupable, mais pas irresponsable. Juste un peu, par envie d’être heureux, pour boire, manger, fumer et rire. Pour ne surtout pas penser au lendemain, oublier ce qui est perdu, et me perdre dans les regards des amis, le sourire de l’un, l’ironie de l’autre, les regarder et les aimer car finalement, avec eux nous sommes sur le même bateau.

Un doigt de champagne, un toast au départ

Dans les soutes le bagne, et les heures de quart

Des soirées mondaines, des valses ou tango,

Au ombres à la peine un mauvais tord boyau

En attendant l’escale, Athène ou Macao,

Sous les mêmes étoiles, sur le même bateau.

Ça vaut tous les psys.

Une plume dans le sable froid

Immense. À perte de vue, littéralement : je ne voyais pas le bout de la plage. Je ne distinguais plus le sable de l’océan, et l’océan de la brume. Tout était de la même couleur, un beige forçant sur le jaune, l’ocre. Comme si octobre essayait, désespérément, de réchauffer un peu la plage. C’était un échec et cette bataille perdue annonçait les embruns des tempêtes d’hiver. C’est la seconde fois que je venais ici, en quelques mois. On pourrait dire semaines, tant c’est rapproché. Assez pour avoir un sentiment de familiarité. Assez peu pour ressentir une saison différente. Trouver dans cette arrière saison un autre plaisir : celui du calme, de la fraîcheur qui fait frissonner, d’un début de lutte avec la nature qui est l’antichambre du réconfort trouvé en rentrant dans la chaleur de la maison. Cette lutte, oh bien gentillette, je l’ai ressenti tout au bout de la plage, loin après les autres, plus loin même que les habituelles zones naturistes des plages d’été. Après avoir dépassé la zone des familles aux enfants se roulant dans le sable, après avoir effacé la zone des surfeurs qui déchaînent toujours l’imagination avec leurs combinaisons noires et moulantes, après avoir enjambé la zone des pêcheurs avec leurs cannes et autres filets, après même avoir traversé la zone des punks à chien qui, même ici, semblent un peu plus bourgeois qu’ailleurs. En tailleurs sur le sable humide, ils sirotent les canettes en fumant, ils font même un petit signe lorsque nos regards se croisent tandis que les chiens, derrière eux, creusent le sable et courent de la dune à l’océan.

C’est là, sur ce tapis de sable fin entrecoupé d’intrus – des petits cailloux polis, des coquillages brisés, des débris de bois flottés et même, une plume -, sur ce tapis donc, un peu humide et froid, que je me suis senti vivre pleinement cette arrière saison. L’air iodé plein les narines, je me suis laissé à m’allonger sur ce tapis blanc cassé. Tant pis pour le sable humide plein les vêtements, tant pis. Le bruit du vent et des vagues était seulement troublé par les paroles des amis. Nous parlions de choses et d’autres. On échaffaudait des théories sur les deux garçons qui plus loin, marchaient eux aussi vers l’inconnu alors qu’ils avaient fait bippé le gaydar. Étaient ils ensembles ? Potes ? Pourquoi cette séance photo sur la plage, accroupis chacun leur tour, si ce n’est pour alimenter leurs profils grindr ? Ou bien tindr ? C’est peut être plus tindr que grindr, la photo un peu romantique sur une plage balayée par le vent d’octobre ? On parle de nos années qui passent, notre expérience à reconnaître nos semblables qui s’affine. J’écoute distraitement. Les yeux fermés, je sens le vent chargé de grains de sables frapper mes joues, mon front, mes paupières closes. Je sens du sable se frayer un chemin dans l’oreille. Se fixer sur la commissure des yeux, humides. Il y en a tellement que je soupçonne un des deux amis d’aider un peu le vent. J’entrouvre un œil, j’établis son innocence. Ce n’est que le vent. J’avais envie de respirer de toute mes forces, de savourer ce moment. Alors j’ai respiré de toutes mes forces jusqu’à l’ivresse, jusqu’à la nausée, jusqu’à sentir le sable devenir mou et mouvant, jusqu’à me sentir tanguer.

J’ai savouré ce vent abrasif, ce paysage flou, ce froid hésitant, ce parfum d’iode prégnant et jusqu’aux crissement des grains de sables infiltrés jusque entre les dents. J’ai savouré, enfin, les amis, leur présence rassurante que je ressentais autant que j’entendais. Une main dans une poche, l’autre refermée sur le téléphone. Mon bonheur eut été parfait si, à la place de ce bête téléphone, mes doigts avaient enlacé une main.

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L’esplanade du tout et n’importe quoi

Une bourrasque me fait presque vaciller. Ça brasse toujours à cet endroit. Je persiste: je veux continuer à suivre ce garçon au jean gris ajusté juste comme il faut. Je pousse le vent devant moi, je vois que lui aussi lutte un peu. Ses cheveux, pourtant assez courts, virevoltent. Ça fait bien 50 mètres que je le poursuis. En vérité lorsque je suis arrivé sur l’esplanade, je n’ai pas saisi immédiatement que c’était quelqu’un. Il faisait un exercice de gymnastique sur des marches d’escalier. Le pont, comme quand on était petits, à l’école. Sauf que lui avait les mains 3 marches plus bas que les pieds, et parvenait pourtant à tenir parfaitement courbé. Son t-shirt était aussi largement remonté sur son torse, laissant apparaître un ventre coupé bien symétriquement par une ligne de poils remontant vers les pectoraux, d’un côté. De l’autre, cette ligne châtain clair accompagnait l’œil à la ceinture, puis sur ce jean, gris donc, qui fuselait des cuisses agréablement galbées. Entre, évidement, la bosse du désir avait capté mon regard et accéléré doucement ma respiration. Je suis resté à le regarder tenir ainsi une demi minute, pas trop loin et pas très discrètement. J’ai hésité à voler une photo pour le mini groupe WhatsApp des potes qui, comme moi, auraient apprécié le spectacle à sa juste valeur. Je ne l’ai pas fait, un peu par crainte de me faire griller, un peu par honte de passer pour un genre de prédateur détraqué. Ça n’aurait pas été grand chose comparé à ma décision de le suivre après qu’il se fut relevé, qu’il eut réajusté son t-shirt en cachant ainsi des abdos dessinés juste comme il faut, puis remis son pull et enfin sa veste, pris ses affaires et se soit mis en chemin. C’était uniquement pour le plaisir de regarder son cul. Alors, bon, passer pour un prédateur… Mais c’était si beau à regarder. C’est le plaisir de la balade sans destination : la destination devient celle où le hasard guide les pas, et où les yeux emportent l’imagination.


Me disant cela, j’ai le regard attiré par un petit groupe, 4 personnes, dans un coin de la tour nord-est. Par ce froid, ils semblent pique niquer. Qui pique nique un samedi soir d’octobre sur le parquet de l’esplanade de la bibliothèque François Mitterrand ? À quelques éclats d’une lumière vacillante, je constate qu’ils ont allumé des bougies. Intrigué, je ralenti, ralenti, et dévie légèrement pour me rapprocher. Je réalise que ce petit groupe, emmitouflé dans des doudounes, est en train de se préparer une raclette. Il y a là un peu de charcuterie, un paquet de fromage en tranches. J’ai envie de rire tant c’est improbable. Je ne suis pas certain qu’ils soient confortables, je ne suis pas certain que leurs bougies chauffent assez pour fondre le fromage, je suis pourtant certain qu’il vont passer une bon moment : Même ratée, leur soirée sera assez inattendue pour être mémorable.


Pendant ce temps, le pantalon gris a fait une échappée et déjà, il disparaît de mon regard et de mon esprit. Entre les issues de secours de la bibliothèque et un passage destiné à je ne sais quoi, zone un groupe de jeune. La parole forte, les gestes amples, les rires gras : ils sont exactement le cliché du groupe d’adolescents. Mes yeux glissent le long des murs en bétons, tombent sur deux garçons, joggings un peu ample, tshirt ajustés répétant une chorégraphie. Mouvements larges, étendus, successions de mouvements rapides et de pauses marquées. Je n’entends pas leur musique, ca n’en est que plus beau : je ne vois que la précision des gestes, la régularité des enchaînements, le synchronisme des corps, l’amplitude emphatique des moulinets de bras, la rectitude sévère des pas chassés. L’un d’eux me jette, un regard. J’esquisse un vague sourire, un peu gêné. Nos yeux restent accrochés quelques fragments de seconde, c’est à la fois court et interminable. J’aurai voulu transmettre dans cet instant mon admiration pour leur courage à s’entraîner ainsi, un soir venteux d’octobre. Leur indifférence aux regards des badauds qui comme, s’interrogent vaguement sur leur but ou les ignorent surement. Et surtout pour la beauté de leur art, inattendu ici. Pourtant je n’ose pas m’arrêter, je passe devant eux. J’aurai du.


C’est passé, c’était beau, c’était instantané, c’est pour ça que j’aime cette esplanade. Le vide y est toujours empli de tout et n’importe quoi, ce qui est la plus parfaite preuve de son humanité, non ?